Par Matthieu Ricard le 12 février 2019
L’interview dont cet extrait est tiré a été réalisée par la journaliste Anja Jardine pour le journal Neue Zürcher Zeitung.
Monsieur Ricard, vous êtes né en 1946 mais vous dites que votre vraie vie n’a vraiment commencé que le 2 juin 1967. Que s’est-il passé ce jour-là ?
J’ai rencontré mon premier maître, le sage Kangyour Rinpoché, à Darjeeling. Il habitait une minuscule cabane en bois, avec son épouse, deux de ses filles et son plus jeune fils, ainsi qu’un calligraphe qui copiait des textes. Kangyour Rinpoché avait alors 70 ans. Il était adossé à une fenêtre et rayonnait de bonté. Je n’avais aucune idée de ce qui allait m’arriver, mais je suis resté trois semaines, assis à méditer en sa présence.
Comment avez-vous su qu’il était un maître ?
Il émanait de lui une force, une tranquillité et un amour difficiles à décrire. Sans comprendre la langue, je pouvais sentir la perfection de cette personne. Il y avait là quelqu’un doté d’une immense sagesse, d’un amour humain parfait – pas une gentillesse superficielle, mais quelque chose d’infiniment généreux et bienveillant. On peut ressentir le rayonnement d’une présence, comme c’est aussi le cas avec le Dalaï-Lama ; c’est une dimension totalement différente de ce qu’on rencontre habituellement. Ces maîtres tibétains sont l’image de ce qu’ils prêchent. Même après de nombreuses années, au cours desquelles j’ai appris à mieux le connaître, lui et d’autres maîtres, je n’ai jamais trouvé de défauts cachés. Les paroles et les actes concordent dans une parfaite authenticité. C’est bien rare à notre époque.
Jeune homme, vous connaissiez déjà de nombreuses personnalités impressionnantes. Votre père était le philosophe Jean-François Revel, votre mère est l’artiste Yahne Le Toumelin – le Tout-Paris intellectuel allait et venait dans la maison de vos parents.
Oui, des philosophes, des mathématiciens, des musiciens, des peintres, des scientifiques, des comédiens, des penseurs, beaucoup de têtes connues venaient chez nous. Ma mère faisait la cuisine pour tous, c’était une très bonne cuisinière. Assurément, cet environnement était enrichissant à de nombreux égards, mais cela ne m’a jamais vraiment touché. Je ne voyais pas de corrélation entre leur génie particulier, que j’aurais sans doute aimé acquérir, et leurs qualités humaines. Bref, je ne voulais pas devenir comme eux. Quand on prend cent jardiniers, cent philosophes, cent musiciens, on obtient toujours le même mélange de gens merveilleux, ennuyeux, difficiles, odieux; je trouvais cela déconcertant. Il ne s’y trouvait pas d’exemples pour mener mon existence. Le talent ou le génie dont ils faisaient preuve dans leur domaine ne s’accompagnait pas de simples vertus humaines comme l’altruisme, la bonté ou la sincérité. Je ne voulais pas admirer quelqu’un uniquement pour ses capacités, mais comme être humain. Quelqu’un avec qui on aime vraiment être, mais ce n’est pas arrivé très souvent.
Comment êtes-vous venu au bouddhisme ?
Dans ma jeunesse, j’ai développé un certain intérêt pour la spiritualité. Ma mère et mon oncle, le navigateur Jacques-Yves Le Toumelin me parlait beaucoup de ces sujets. Je lisais beaucoup de livres, mais rien de vivant, pas de véritable pratiques spirituelles. Lorsqu’un ami cinéaste, Arnaud Desjardins, nous a monté ses documentaires sur la vie de maîtres tibétains, qui étaient en cours de montagne (Le message des Tibétains, Les enfants de la sagesse, Le lac des yogis) je me suis tout de suite dit que c’est là ou je devais aller. En 1967, je suis parti pour Darjeeling, avec un petit dictionnaire de voyage, car je ne parlais pas l’anglais, à l’école j’avais appris le latin, le grec et l’allemand. Et le premier que j’ai rencontré est devenu mon maître principal : Kangyour Rinpoché.
“Dans la méditation, on apprend à reconnaître les sentiments qui causent de la souffrance, comme la colère, l’orgueil ou la jalousie, à s’en distancier et finalement à les dissoudre.”
Qui était cet homme ?
La transmission orale joue un grand rôle dans le bouddhisme, aujourd’hui encore. Kangyour Rinpoché était notamment connu comme un maître du Tripitaka, le corpus des enseignements du Bouddha : il a lu pas moins de vingt et une fois cette collection de 103 volumes et en a donné onze fois la transmission intégrale par la lecture. Il n’était pas moine, comme le Dalaï-Lama. C’était un yogi et il avait une famille. Deux de ses fils sont aujourd’hui mes maîtres spirituels.
Interview publiée le 7 décembre 2018 dans sa version originale en allemand :
https://www.nzz.ch/gesellschaft/matthieu-ricard-buddhistischer-moench-und-molekularbiologe-ld.1428688